J’enseigne, je code et je partage – Episode 7

Une série de portraits-entretiens à la rencontre des enseignants-développeurs.

« Développer, cela doit rester une passion. »

Œuvrant au sein du réseau des Alliances françaises, et ces dernières années au CAVILAM – Alliance Française (Centre d’Approches Vivantes des Langues et des Médias), Emmanuel Zimmert a conçu à l’occasion du confinement La Digitale, un projet initialement destiné aux nombreux professeurs de français à l’étranger, qui leur offre des applications libres et gratuites. Partisan de la sobriété numérique dans la sphère éducative, Emmanuel Zimmert y défend un numérique vertueux et inclusif.

Le CAVILAM (Centre d’approches vivantes des langues et des médias), l’association pour laquelle vous avez travaillé, propose notamment des ressources pratiques et pédagogiques pour des enseignants de français à l’étranger. Et dans ce cadre, vous veillez à défendre un usage numérique vertueux et inclusif. Quel a été votre parcours et comment a-t-il guidé cette orientation ?


J’ai d’abord entrepris une licence de conception et de mise en œuvre de projets culturels à l’Université de Lorraine. Dans ce cadre, j’ai effectué au stage pour le Festival du Film arabe de Fameck / Val de Fensch, en Moselle. J’ai notamment été chargé de l’accueil de la réalisatrice yéménite Khadija Al Salami, auteure de plusieurs documentaires sur la situation des femmes et la démocratie au Yémen. À l’issue d’un débat dont on m’avait confié la modération, elle m’a suggéré de découvrir le Yémen, en sollicitant ses contacts pour m’aider à y réaliser un nouveau stage dans le cadre de ma future maîtrise. J’ai saisi au bond cette proposition, et j’ai contacté le Centre de coopération culturelle et linguistique (CCL), organe de coopération extérieure de la France géré par le ministère des Affaires étrangères. Parallèlement à la découverte du Yémen et de sa culture, j’ai alors été amené à m’intéresser à l’enseignement du français à l’étranger. J’ai bifurqué dans ma formation en projets culturels, pour mener à bien un master en Sciences du langage, option enseignement du français langue étrangère. Par la suite, je me suis retrouvé sur différents postes pour le ministère des Affaires étrangères, en Indonésie, au Laos et en Inde. J’ai ainsi été amené à découvrir de très près le réseau des Instituts français et des Alliances françaises dans le monde. Le CAVILAM, où j’ai travaillé jusqu’à la fin du mois de mai 2021, fait partie de ce réseau, avec pour public les apprenants et les professeurs de français à l’étranger. Aujourd’hui, je poursuis l’aventure en rejoignant l’équipe de l’institut français du Danemark à Copenhague à partir du 1er septembre 2021.

Par ailleurs, d’où vient votre intérêt pour l’informatique et particulièrement pour l’univers du libre ?

J’ai une passion pour les ordinateurs depuis mon enfance. C’était de la curiosité, l’envie de savoir comment fonctionnent les choses… Dès que j’ai eu un ordinateur personnel, vers 20 ans, j’ai commencé à installer des distributions GNU/Linux, d’une part parce que c’était libre et gratuit, et d’autre part parce que ça permettait de bidouiller, cela offrait un terrain d’expérimentation, de comprendre ce qui se cache derrière les interfaces graphiques. La philosophie du logiciel libre me parlait également.

Ensuite, le lien avec mon champ professionnel, dans la formation des enseignants, s’est fait de manière assez naturelle. Il s’agissait surtout de les aider à prendre en main les outils, et souvent à trouver des solutions. Ainsi, lorsque j’étais à l’université nationale du Laos, de 2008 à 2010, on s’échangeait souvent sur clé USB ou sous Windows des documents qui finissaient vérolés, rendus inutilisables. J’ai proposé de passer sous Ubuntu, une distribution assez simple à prendre en main, et ça a résolu ce problème moyennant l’adaptation à une nouvelle interface, un nouveau système d’exploitation.

J’ai changé d’échelle lorsque je me suis retrouvé en poste en Inde, de 2010 à 2012. L’Inde est un grand pays, et il y a plus de 10.000 professeurs de français ! Pour ma part, j’étais en charge de tout le sud du pays. Il m’a semblé intéressant de mettre en place une sorte de réseau social réservé aux professeurs de français en Inde, pour lequel j’ai utilisé des outils de type CMS. Je ne partais pas de zéro, mais cela m’a mis le pied à l’étrier pour passer à une phase de développement.

Depuis lors, vous avez créé un site, La Digitale, qui est d’une grande clarté, et d’une remarquable qualité graphique. Est-ce une initiative personnelle, ou bien est-ce une commande de l’association pour laquelle vous travaillez ?

Il faut revenir à la genèse de ce projet, qui remonte à mars 2020, lorsque nous nous sommes retrouvés en situation de confinement. De nombreux outils que l’on avait l’habitude d’utiliser en cours et en formation ont été confrontés à une surcharge d’utilisations qui les a rendus indisponibles : cela mettait à mal notre transition vers le travail à distance. De mon côté, j’avais un projet, développé depuis 2017, qui était presque terminé, mais qui n’avait pas encore été testé en production : l’équivalent d’un padlet, un mur collaboratif sur lequel on peut publier des contenus. Or, c’est principalement cet outil-là qui nous manquait. J’y ai passé quelques soirées, avant de pouvoir l’utiliser en interne, avec les collègues du CAVILAM ; et ça nous a bien dépannés !

Cette expérience a accentué des questions que je me posais en matière de gouvernance informatique, notamment dans le domaine éducatif : on voit bien que l’on est dépendants de quelques grands acteurs. Cela m’a conduit à chercher des alternatives libres, j’ai commencé à y réfléchir, à faire une liste d’outils dont nous avions besoin, à les adapter à partir de briques libres existantes ou à les développer intégralement, sur mon temps libre, la nuit !

En juin dernier, j’ai proposé au CAVILAM d’intégrer le projet dans l’offre institutionnelle d’outils et de ressources pour les enseignants de FLE (français langue étrangère), mais les difficultés économiques de l’institution liées à la crise sanitaire n’étaient pas en faveur du déploiement d’outils gratuits, sans « retour sur investissement ». En outre, il était important d’éviter toute stratégie marketing pour ne pas dénaturer la ligne directrice du projet initial. Ce sont donc des outils que j’ai développés à titre personnel, et que j’aurais aimé voir fleurir dans un cadre institutionnel, mais pas à n’importe quelle condition. Je refuse ainsi que cela puisse servir à collecter des données sur les utilisateurs, même à un niveau uniquement statistique. Les seules statistiques à disposition sont celles proposées par l’hébergeur (nombre de visiteurs et pays).

Du coup, vous avez fait appel à un financement participatif afin de supporter les frais de développement. Les retours ont répondu à votre attente ?

Oui. En quelques semaines, les frais ont été couverts. Ce ne sont pas des frais énormes. Pour le lancement, les frais d’hébergement, l’achat des domaines, etc. a représenté environ 300 €. Certains serveurs du projet peuvent adapter la charge en fonction du nombre d’utilisateurs. En moyenne, cela coûte 50 à 80 euros par mois, mais il y a eu une explosion du nombre d’utilisateurs au début du reconfinement, en avril dernier : jusqu’à 30.000 par jour ! Le financement participatif a permis de couvrir cette augmentation du nombre d’utilisateurs. Espérons que ça continuera à être le cas au-delà de l’engouement initial pour le projet.

Savoir faire est une chose, faire savoir en est une autre. Comment avez-vous pu faire connaître le site et le diffuser auprès des intéressé.e.s ?

C’était l’un de mes défis : mettre en place un service utile et utilisé et pouvoir le diffuser sans mettre en place de « stratégie marketing ». Je suis peu présent sur les réseaux sociaux, en dehors de LinkedIn, où se trouve l’essentiel de ma base professionnelle. J’ai d’abord publié quelques messages sur LinkedIn, puis j’ai créé une page de présentation pour La Digitale. J’ai profité du rayonnement international du réseau l’Alliance française au sein duquel je travaille, davantage à l’étranger qu’en France. Pour l’anecdote, au début, les pays qui représentaient le plus d’utilisateurs ont été la Pologne, puis l’Italie et le Brésil. Aujourd’hui, les utilisateurs se trouvent majoritairement en France, en Suisse et au Canada. La diffusion s’est faite progressivement, par le bouche-à-oreille, notamment par l’intermédiaire de relais dans la communauté éducative sur Twitter.

La base du projet, c’était d’être en paix avec les outils que je propose en formation, qu’ils soient exempts de bannières publicitaires, de collecte de données… Il s’agissait de créer des alternatives libres à ce que j’avais l’habitude de présenter en formation. Les outils que j’ai conçus ont peu à peu été utilisés en formation par mes collègues du CAVILAM, cela a touché des milliers de personnes à l’étranger, et cela a commencé à attirer l’attention d’institutions comme l’Institut Français qui organise, sous co-tutelle des ministères des Affaires étrangères et de la Culture, la coopération française à l’étranger.

Cela pourrait aussi, pourquoi pas, intéresser une instance internationale comme l’UNESCO ?

Je n’ai pas de relais à l’UNESCO, mais en effet, cela pourrait être une piste intéressante. En tout cas, le but est de sensibiliser, de faire comprendre ce qui se cache derrière un outil gratuit comme Google Drive, qui a rendu bien des services pendant le confinement, ou Microsoft Teams et tous les outils des GAFAM. Il est important de comprendre ce qu’est une entreprise comme Google, ce qu’est une régie publicitaire, etc. Lorsque l’on propose des alternatives libres, de manière interactive et pédagogique, cela suscite l’intérêt et contribue à semer des graines… Des projets comme La Digitale (mais bien d’autres également) peuvent servir de phare dans un écosystème d’outils numériques pour l’éducation complexe et opaque.

Dans la présentation du site, vous dites que « La Digitale conçoit et développe des outils numériques et des applications libres et responsables pour les enseignants (de langues) ». Mais est-ce que le projet que vous avez développé est uniquement destiné aux enseignants de langues ?


Non, c’est pour cela que cette mention figure entre parenthèses. Mais les enseignants de langues forment le public que je côtoie et que je connais. La Digitale est le résultat de nombreuses années d’activité, d’idées partagées avec des enseignants que j’ai côtoyés en formation. Le prisme pédagogique de La Digitale reflète certes cette spécificité, mais de nombreuses idées peuvent être reprises en dehors de ce cadre-là. D’ores et déjà, des professeurs de mathématiques, d’histoire-géographie, ou des institutrices et instituteurs de primaire, utilisent certains outils. Certaines « rubriques » de La Digitale concernent spécifiquement l’enseignement des langues, mais dans sa conception, le projet est à portée universelle ; il peut être utilisé par beaucoup d’enseignants de l’éducation formelle et informelle.

À partir de ce qui existe déjà, y a-t-il d’autres outils que vous souhaiteriez développer ?

L’intérêt suscité par le projet a provoqué un afflux de mails, et j’ai passé beaucoup de temps à y répondre, réduisant d’autant ma disponibilité pour continuer à développer. Mais du coup, suite à ces échanges, la liste des fonctionnalités à développer pour les outils déjà existants s’est allongée. Et j’ai d’autres projets de développement en cours, notamment pour créer des cartes mentales, pour gérer la diffusion de tâches, l’évaluation et la remédiation. Un autre projet, spécifique aux enseignants de langues, consiste à créer un outil de phonétique, en français et en n’importe quelle autre langue… En tout, j’ai listé une bonne vingtaine d’outils à développer, pour les prochaines années ! J’aurai  toutefois moins de temps à consacrer au projet à partir de septembre, puisque j’ai décidé de changer de direction professionnelle.

Par rapport à La Digitale, et aussi à titre personnel, que seriez-vous en mesure d’attendre d’une communauté d’enseignants-développeurs, que l’association Fée souhaite impulser ?

Beaucoup des mails que j’ai reçus pour La Digitale concernent la prise en mains des outils et une aide pour la mise au point de tutoriels serait la bienvenue. C’est d’ailleurs déjà le cas avec plusieurs enseignantes et enseignants qui ont rédigé des articles et réalisé des vidéos de prise en main fort utiles pour la communauté. La prochaine étape sera la documentation du code, qui est pratiquement inexistante…

Parmi les autres difficultés rencontrées, il y a également la conformité RGPD pour une utilisation des outils dans un cadre scolaire. Cet aspect est très chronophage (et pas très excitant, il faut l’avouer…) et je préfère déployer mon énergie sur l’amélioration de l’existant et le développement de nouveaux outils. Le plaisir et la passion pour le développement et l’éducation sont  deux dimensions essentielles du projet. Il y a également eu des discussions avec l’Éducation nationale et des échanges avec différentes académies pour favoriser une utilisation des applications dans un cadre légal conforme. Rien de concret pour le moment, mais je reste à l’écoute.

Propos recueillir par Jean-Marc Adolphe et Hervé Baronnet

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